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Le chat et la lune

29 novembre 2018

Les couloirs de la mort

En guise d'illustration d'un renversement total des perspectives qui défie le temps et l'espace,

Le hall d'entrée de la Cité administrative de l'Au-delà en est un exemple parfaitement saisissant.

Le temps que le regard s'habitue à l'inhabituel puis que le cerveau décrypte le décor ambiant,

On comprend assez vite que son après-vie n'a rien à voir avec celle qu'on a vécue à la surface.

 

Toutes ses croyances, toutes ses connaissances, toutes ses vérités ne veulent plus rien dire ici,

Tout ce que l'on pensait savoir devient soudain le plus grand des mystères,

Tout ce qui composait notre façon de voir le monde est réduit à l'état de poussière,

Tout est à réapprendre, tout est à refaire, comme un enfant qui se lance dans la vie.

 

Pour donner une idée du lieu, sorti tout droit de la collaboration de plusieurs esprits déments,

Imaginez des architectes et décorateurs comme Alfred Hitchcock, Tim Burton et Franz Kafka,

Un décor au goût douteux qui serait la fusion entre un hôpital abandonné aux ombres et aux rats,

Une boutique de pompes funèbres flashy et un bâtiment administratif austère et déprimant.

 

La peinture des murs est écaillée et varie entre des nuances de couleurs défraîchis à souhait,

Un gris aussi terne que possible et un noir charbonneux envahissent peu à peu tout l'espace.

Ils rappellent les façades de vieux bâtiments dans les villes, recouvertes de suie et de crasse,

Colonisées au fil du temps par la fumée des véhicules et des usines des siècles passés.

 

Le sol n'a rien à envier aux murs dans la mesure où il a l'air d'être tout autant réduit à l'état de ruine :

Il y a tellement de fissures et de trous que c'est un miracle qu'il ne soit pas encore devenu poussière,

Des planches en bois ont été posées dessus pour les recouvrir et éviter ainsi de passer à travers,

Mais c'est comme essayer de colmater la brèche dans la coque d'un bateau avec de la gélatine.

 

Les planches sur le sol, qui rappelle celui d'une morgue, forment un parcours d'obstacles,

Enfin plutôt un parcours du combattant où les probabilités d'arriver au bout sont quasiment nulles.

Et comme les revenants ne sont pas vraiment réputés pour être des équilibristes ou des funambules,

La chute de beaucoup d'entre eux dans l'abîme est ici le plus monotone et macabre des spectacles.

 

D'ailleurs je pense que l'expression tomber dans l'oubli tire son origine de cet endroit hanté :

Quand des revenants glissent dans les failles qui semblent aller jusqu'au centre de la terre,

Personne n'essaye d'aller aider ces pauvres âmes, leur destin est scellé, on ne peut rien y faire,

Pas un mot, pas un geste : le manège de la mort continue, comme si rien ne s'était passé.

 

Le silence pesant favorise cette propension à l'oubli : on n'entend même pas les corps tomber,

Pas un cri, un soupir ou même un murmure de désespoir ne s'échappe de ces âmes muettes.

Leur nom écrit dans la liste interminable des visiteurs du lieu sera tout ce qu'il en reste,

Unique trace de leur passage dans cette antichambre de la mort où elles reposent pour l'éternité.

 

L'atmosphère de cimetière qui plane est un peu dissipée par des appels passés au microphone

Par une voix autoritaire, mi-humaine mi-mécanique, qui semble sortir directement des murs :

« Le n° 97237 doit aller à Pôle Effroi pour faire un premier bilan sur son passé et son futur »,

« Le n° 97238 doit aller au Service des Âmes en Détresse avant que tout espoir ne l'abandonne »,

 

« Le n° 97239 doit se rendre au Service des Douanes pour y déposer ses rêves et ses cauchemars »,

« Le n° 97240 doit se rendre d'urgence au Service Médical pour contrôler sa tension et son karma »,

« Le n° 97241 est attendu au Service des Réincarnations pour inspecter le corps où son âme finira »,

« Le n° 97242 est attendu à l'accueil pour signer le registre et récupérer son billet de départ ».

 

Les messages sont d'abord étranges, effrayants ensuite, et puis ils finissent par donner le vertige,

Surtout quand on comprend que, derrière chacun de ces numéros qui défilent à un rythme infernal,

Il y a une âme qui a tout perdu mais qui cherche encore et toujours à réaliser un idéal :

Renoncer à la mort, renaître dans un nouveau corps, même si ça tient à chaque fois du prodige.

 

De mon vivant, je croyais déjà que notre existence était un passage permanent entre deux plans :

Je voyais les êtres humains comme des voyageurs entre le plan spirituel et le plan matériel,

Comme des âmes qui décidaient de s'incarner dans des corps pour exister entre terre et ciel,

L'espace d'une vie dédiée à explorer le monde, à en faire partie, à exister tant qu'il est encore temps.

 

Mais je n'avais aucune idée de ce qui se passait une fois que son temps s'est totalement écoulé,

Je n'aurais pas pu imaginer cette salle d'attente aussi imposante et ancienne que le Colisée de Rome,

Ces rangées de bancs alignés à perte de vue couverts d'ombres qui furent autrefois des hommes,

Attendant leur tour de quitter leur état de statue antique quand leur nom sera enfin appelé.

 

Les revenants se lèvent à l'appel de leur numéro, obtenu après une éternité passée dans les couloirs,

Dans les services de l'Au-delà qui accueillent une foule de patients toujours plus interminable.

La Mort a simplement emprunté une idée mortellement efficace dont les vivants sont capables

Pour gérer le flux des entrées et des sorties entre ses murs : la bureaucratie du désespoir.

 

Ils se dirigent ensuite vers le service où ils sont attendus pour pouvoir repartir de zéro,

Pour régler les dernières formalités avant de commencer un nouveau voyage loin d'ici :

Oublier la mort, trouver un corps dans lequel l'âme renaîtra au moment des premiers cris,

C'est la procédure normale mais il y a tous ceux qui se perdent et pour qui ça tourne au fiasco.

 

Parmi les milliers de revenants qui attendent de franchir à nouveau l'autre côté du rivage,

Il y en a seulement une petite partie qui disparaît vers les étages supérieurs du bâtiment,

Le Quartier général de la Mort où les destinées humaines sont retracées depuis l'aube des temps,

Toujours selon le plan de l'Univers qui est le seul à savoir ce qu'il y aura à la fin du voyage.

 

Il y a ainsi peu d'heureux élus qui quittent cette après-vie qui a des airs de mirage :

Une traversée du plus grand des déserts pour arriver à la salle d'attente des âmes perdues,

Ce lieu où le temps lui-même n'a pas supporté de patienter si longtemps qu'il a disparu,

Une âme qui se vide à force d'être harcelée et mordue par des nuées de mauvais présages.


La salle d'attente ne désemplit ainsi presque pas, elle est perpétuellement pleine à craquer,

La majorité des revenants attendent ici depuis une durée humainement inacceptable :

Ils paraissent être encore plus morts que les autres morts, bien que ce soit à peine imaginable,

Ils n'ont presque plus rien d'humain, ils font penser à des statues, des vestiges du passé.

 

Être écrasé par un silence où on ne sait pas quoi dire ou faire est déjà en soi un vrai cauchemar,

Mais s'il existe quelque chose de pire qu'un silence pesant, c'est ici qu'on peut le trouver :

Ici se joue un spectacle dédié à la maîtresse des lieux qui se termine et recommence sans arrêt,

Un pur opéra tragique où chaque note et chaque voix aspire votre âme comme un trou noir.

 

C'est une torture inouïe : être le spectateur de ce qu'il y a de plus banal et ennuyeux dans la mort,

Se perdre dans un concert composé de voix d'hommes et de femmes, de voix de tous âges :

De vieilles personnes, de jeunes et d'enfants perdus qui attendent tous leur droit de passage,

Leur billet gagnant à cette étrange loterie des âmes pour échapper à ce mauvais sort.

 

Derrière les claquements de dents, les sifflements, les râles d'agonie, les derniers mots prononcés,

Les souffles plus ou moins grands des respirations qui forment de petits nuages de glace,

Les cris d'espoir ou de désespoir, les complaintes et les prières, les sourires et les grimaces,

On entend en bruit de fond les néons du plafond qui grésillent comme de gros insectes momifiés.

 

Leur lumière pâle se reflète sur certains corps et visages dont les couleurs ne sont pas plus vives,

Avec du recul, l'endroit fait penser à une grande chambre froide destinée à conserver les revenants.

À défaut de congeler leur âme dont la météo est de toute façon sibérienne depuis bien longtemps,

Le froid polaire qui règne permet de figer les corps de ceux qui ont franchi l'autre rive.

 

S'il n'y avait pas de temps à autre quelques mouvements pour exprimer un semblant de vie,

J'aurais l'impression de me trouver dans un palais des glaces, un royaume figé dans le temps,

Emprisonné dans une étoile morte qui dérive lentement dans l'espace, tout droit vers le néant,

Je m'éteindrais doucement, mon âme gèlerait aussi et ne serait plus qu'un souvenir dans la nuit.

 

Dans ce ballet incessant entre ceux qui arrivent et ceux qui se lèvent pour partir,

Je fais partie des chanceux pour qui la danse cosmique n'est pas encore terminée,

Je fais partie des revenants pour qui les choses ne vont faire que recommencer,

Pour qui la mort est seulement un labyrinthe de couloirs dont il suffit de trouver la sortie.

 

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3 mai 2018

La Cité administrative de l'Au-delà

Je ne m'étais pas imaginé que l'administration de l'au-delà ressemblerait autant à la nôtre,

À quelques différences près, elle semble autant atrocement compliquée. Une vraie horreur.

D'après ce que j'ai lu sur le panneau, je crains de faire partie de la première catégorie de voyageurs :

Ceux qui ne savent pas où doit aller leur âme. En Enfer ? Au Paradis ? Derrière une autre porte ?

 

Avant de répondre à cette question post existentielle, je vais avoir affaire à d'autres préoccupations

Bien plus urgentes et prenantes : je sens que je vais devoir resortir vivant, enfin façon de parler,

D'un labyrinthe de bureaux, de couloirs, de formulaires, de procédures toutes aussi absurdes, tarées

Et interminables les unes que les autres, si je veux connaître mon ultime destination.

 

Après avoir marché quelques mètres le long d'une allée d'arbres morts plantés dans le soir,

Étrangement habillés de petites lumières de toutes les couleurs qui se balancent au vent,

J'aperçois au bout une rangée de projecteurs éclairant la façade d'un immense bâtiment blanc.

Le nom Cité administrative de l'Au-delà est peint sur la façade en grandes lettres noires,

 

Il siège fièrement au-dessus de l'entrée principale, elle-même gardée par un portail noir en fer forgé,

La lumière laisse deviner de nombreux bureaux, cachés derrière des rangées de fenêtres en métal,

Le style du bâtiment est comme tout le reste : un curieux mélange entre le moderne et l'ancestral.

À droite de l'entrée, figure un plan des services, précis et détaillé, destiné aux nouveaux décédés :

 

Rez-de-chaussée : Accueil Général : réclamations, plaintes, lamentations et autres malédictions.

1er étage : Service des Douanes : déclaration des effets personnels et souvenirs de l'ancienne vie.

2e étage : Service Médical : exorcismes, mauvais karmas, vagues à l'âme et râles d'agonie.

3e étage : Pôle Effroi – Service des Âmes Vagabondes : orientation pour les âmes en perdition.

 

4e étage : Service des Fraudes : réincarnations clandestines et usurpations d'identité de trépassés.

5e étage : Service des Âmes en Détresse.

6e étage : Service des Réincarnations Express.

7e étage : Direction Générale des Services Funestes et Inanimés.

 

À première vue, ça a l'air simple : je dois juste aller au troisième étage pour régulariser ma situation,

Mais déjà de mon vivant, j'ai appris qu'au contraire, ce n'est jamais aussi facile qu'il n'y paraît ;

Il y a toujours un léger détail auquel on n'aurait pas eu l'audace ou l'imagination de penser,

Un petit problème, une simple formalité à régler qui cache en fait une myriade de complications.

 

Refusant d'écouter le fantôme de mon instinct de survie qui me dit de ne pas aller dans le bâtiment,

Je m'élance avec une bravoure dissimulée vers la porte tambour qui fait un bruit de manège rouillé.

Une fois à l'intérieur, je ne sais pas trop quoi penser de l'endroit où je viens de mettre les pieds :

Je suis partagé entre de la surprise, de la curiosité et un sentiment de malaise grandissant.

 

Je conçois l'idée que le monde des morts ait un style et une atmosphère qui lui soient particuliers,

Je me dis que c'est naturel, que c'est dans l'ordre des choses que presque tout soit différent.

Ce que je trouve dommage c'est qu'il n'y a rien pour nous prévenir de ce qui nous attend,

Rien ne nous prépare mentalement à voir une version inversée du monde que l'on vient de quitter.

 

Il y a bien les textes religieux qui imaginent ce que peut être le chemin de l'âme après le trépas,

Mais bien que je n'aie rien contre eux, ils sont quand même écrits dans un style très ésotérique.

Chargés de récits et de règles de vie, ce sont au final des ouvrages plus théoriques que pratiques,

Ils contiennent des vérités mais qui sont cachées et qui échappent souvent au lecteur lambda.

 

Dans notre littérature, la description des cercles des enfers faite par Dante me parle davantage,

Elle est déjà plus précise que la vague idée d'un Enfer ou d'un Paradis où toutes les âmes finiraient.

Elle a aussi le mérite d'établir une carte que le cerveau humain est en mesure de se représenter,

Il faudrait la compléter avec d'autres informations pour aider à disperser chimères et mirages.

 

Si j'avais le temps de faire autre chose que suivre le cours de mon destin qui est bien chronophage,

Avec ce que j'ai vu jusqu'à présent, je commencerais à écrire une sorte de Manuel du futur revenant.

Il serait complet mais pas trop grand, il contiendrait une carte pour se repérer plus facilement,

Et il serait offert à chaque nouveau revenant pour éviter qu'il se perde lors de son voyage.

 

En attendant, il n'existe pas de tel manuel sur la marche à suivre, sur les faux pas à éviter,

Sur la logique d'organisation ou le but des choses qui n'ont plus du tout le même sens.

En attendant, on suit le chemin des ombres, sans savoir vraiment si on recule ou si on avance.

Je sais que je m'égare un peu dans mes réflexions mais un tel manuel mériterait d'être inventé.

20 mars 2018

La République autonome des Limbes

 

La tête du serpent est immobile, seuls deux yeux bougent et me scrutent, surpris et amusés

De me voir ici, avec l'air de me dire : « Quoi ? Tu veux passer ? Es-tu vraiment sûr de ton choix ? »

Je fais oui de la tête, le serpent ouvre sa gueule, j'entre dedans, et elle se referme derrière moi,

J'entends la glace craquer et un bruit d'avalanche ensevelir complètement l'entrée.

 

Je ne pourrai pas faire demi-tour, mais ce n'est pas le moment pour la peur ou pour l'amertume,

J'avance dans la gueule du serpent faite de glace, d'abord aussi sombre que les abysses,

Et puis de plus en plus claire, comme si je remontais à la surface, vers la lumière bienfaitrice.

Au bout de cette caverne étrange, je devine les contours d'un paysage se dessiner dans la brume.

 

Le jour se lève, la face cachée de la dune se dévoile, entièrement couverte d'une lumière bleue,

Projetée par les murs de glace et le dôme de verre d'une ville qui apparaît, baignant dans la lumière.

De loin, elle a l'apparence du sommet d'un iceberg géant qui serait venu fondre en plein désert,

Je n'aurais jamais imaginé un jour qu'un tel endroit puisse se trouver sous les cieux.

 

Les murs de la ville ne sont pas totalement transparents, je devine seulement des formes à travers,

Des ombres, des couleurs qui passent du noir le plus triste au bleu et blanc les plus éclatants.

Quelle est cette ville, pas plus grande qu'une île, qui semble être hors de l'espace et du temps ?

Ce n'est pas l'image que l'on se fait du paradis et, si je me souviens bien, il ne fait pas froid en enfer.

 

Quelle est cette ville où des forces contraires se livrent une guerre froide en plein désert ?

Elle paraît à la fois assiégée, prête à tomber, et imprenable : les forces des deux armées s'annulent,

Quand l'une avance, l'autre recule, et inversement, sans que jamais l'issue de la bataille ne bascule

En faveur de l'une des deux, sans que l'on puisse départager les soeurs rivales Été et Hiver.

 

Un instant, qui doit durer quelques secondes, le soleil fait scintiller et un peu fondre la glace,

L'instant d'après, qui n'est pas plus long, les gouttes se changent en flocons de neige,

Elles tombent puis disparaissent avant d'avoir eu le temps de toucher le sol, et c'est le même manège

Qui se répète indéfiniment, dans cet entre-deux mondes où des âmes sont venues trouver leur place.

 

Les rails du chemin de fer descendent le long de la dune, en une parfaite ligne droite,

Au bout, les portes de la ville se dégagent du paysage : sculptées dans la glace et couleur nuit,

Elles sont voutées et si massives qu'elles imposent le silence en écrasant toute forme de bruit,

Elles ont l'air faites pour des géants mais j'aperçois les contours d'une autre porte, petite et étroite.

 

Elle doit faire deux mètres de haut mais elle a l'air d'un trou de souris par rapport à la grande entrée,

C'est sans doute par là que je vais devoir passer : le passage des âmes à mon échelle.

En m'approchant, je découvre que les portes ne sont pas gardées, il n'y a aucune sentinelle.

En même temps, qui serait assez fou pour s'aventurer jusqu'ici sans y avoir été invité ?

 

J'arrive en face de la porte qui pivote sur elle-même, la glace fait place à un panneau d'information :

« Bienvenue aux Limbes, carrefour incontournable depuis toujours entre les morts et les vivants,

Correspondances possibles : ligne A : Paradis, ligne B : Enfer et ligne C : Gare des revenants.

Si vous êtes effrayé et perdu car vous ne savez pas quoi faire et car vous ignorez votre destination,

 

Merci de vous adresser à notre Service des Âmes Vagabondes pour toute aide ou réclamation,

Un conseiller de Pôle Effroi vous recevra pour établir un Plan Astral d'Aide au Retour à l'Existence.

Pour l'entretien, qui dure toujours une éternité en raison de problèmes sans fin de maintenance,

Munissez-vous de : votre avis de décès, votre nécrologie, votre CV et d'une lettre de surmotivation.

 

Pour les voyageurs, le Service des Réincarnations Express vous invite à lire le règlement intérieur :

Tout passager a droit à un billet aller simple, il est nominatif et valable pour une seule destination.

Le voyage peut être chaotique et vous endommager, ainsi que vos affaires : merci d'y faire attention.

Nos services déclinent toute responsabilité en cas de perte ou de vol de votre âme ou de votre coeur.

 

Enfin, dans le cadre du plan Vigipirate également en vigueur dans les territoires d'outre-tombe,

Merci de nous signaler tout colis, bagage ou passager abandonné qui vous paraitrait suspect.

Pour la sécurité de tous, nous nous verrons dans l'obligation de l'expulser et de l'atomiser.

Nous vous souhaitons un agréable voyage sur les lignes interdimensionnelles des Catacombes. »

 

Je finis de lire le message, les lettres s'effacent toutes seules et un nouveau message apparaît :

« En raison de l'état d'urgence décrété dans l'Au-delà depuis aussi longtemps qu'il y a des fanatiques

Et des terroristes dont les âmes se retrouvent sur notre sol, l'application de la loi est mécanique.

Une fois cette porte franchie, vous serez soumis à une fouille complète et à un contrôle d'identité,

 

Nous vous prions ensuite de vous présenter immédiatement au service concerné par votre situation.

Nous vous rappellons qu'il est formellement interdit de contribuer à agiter les âmes et les coeurs,

De quelque manièreque ce soit : exprimer tout signe physique ou mental de bonheur ou de malheur,

Argumenter et débattre passionnément de sujets comme l'amour, la mort, la politique ou la religion,

 

Consommer une substance jugée illicite tels que les rêves, les cauchemars, les sourires et les larmes,

Être en possession d'une oeuvre d'art quelconque, de tous moyens techniques pour y avoir accès

(Livre, lecteur audio...) ou pour en fabriquer (instrument de musique, crayons, stylos, papier...),

Ou bien de tout autre objet culturel créé par l'Homme et considéré comme une arme.

 

Afin de garantir la sécurité intérieure de notre cité en luttant efficacement contre le terrorisme,

Et pour préserver le bien-être dans la mort de tous nos concitoyens en tous lieux,

Veuillez ne pas sortir entre six heures du matin et dix-neuf heures, horaires du couvre-feu.

Signé : République démocratique des Limbes. La vie dans la mort à son paroxysme»

 

Sur ces mots, la porte de la ville pivote à moitié, une flèche lumineuse se met à clignoter au-dessus

Et un message sonore, provenant d'une voix qui a dû être un jour humaine, m'invite à entrer.

Je reconnais qu'à ce moment-là, l'hésitation se fait sentir. Je respire un bon coup et j'y vais,

Affronter ma phobie de l'administration sera toujours moins pire que de repartir d'où je suis venu.

 

13 mars 2018

La citadelle de sable

La nuit a enveloppé la ville avec son ombre, le silence est encore plus pesant que durant le jour,

Cela fait des heures que je cherche mon chemin à travers les rues ensevelies et les décombres,

Il est désormais clair qu'il n'y a rien pour moi dans ce labyrinthe où le vide est en surnombre,

Mon âme erre dans des ruines qui se ressemblent toutes, jusqu'à ce que j'arrive à un carrefour.

 

Deux panneaux faiblement éclairés dépassent du sable dans lequel ils sont plantés,

Le premier, Terminus de tous les terminus, indique pile la direction d'où je viens,

Le second, Gare des revenants, pointe vers la direction opposée, la suite de mon chemin,

Recouverte en partie par le sable, la lune éclaire les rails d'une voie ferrée.

 

Jusqu'à présent tous les signes, tous les choix qui se trouvés sur ma route

M'ont invinté à traverser les cercles de mes enfers, à être l'artisan de mon sort.

Après tout, ça se saurait si revenir d'entre les morts ne demandait pas autant d'efforts,

Si ça ne demandait pas de poursuivre son chemin malgré toutes ses erreurs et ses déroutes.

 

A quoi bon faire demi-tour et devenir un fantôme de plus qui hante une ville morte ?

Je ne suis pas sûr que cette gare ne me conduise pas vers un endroit qui serait encore pire,

Je ne peux être sûr de rien mais rester sur place, errer sans fin, serait bien pire que de mourir,

Qui peut savoir ce qu'il y a après chaque tournant, ce qui se trouve derrière chaque porte ?

 

Je ne suis ni un prophète ni un devin pour savoir ce que le destin a tracé sur mon chemin,

Je n'ai pas d'autre choix que de m'aventurer davantage dans ce désert, tenter à nouveau ma chance.

Aucun train à l'horizon, il faut dire que le voyage se fait normalement dans l'autre sens,

Je suis les rails de la voie ferrée sur des kilomètres quand je vois enfin une lumière briller au loin.

 

En m'approchant du point lumineux, j'ai l'impression que mon imagination me joue des tours :

Derrière une dune qui a la taille d'une montagne, des aurores boréales aux reflets bleus

Dansent dans la nuit noire, la dune prend des airs de citadelle qui domine les alentours,

Plantée au milieu de la vaste plaine, elle semble garder le passage entre la terre et les cieux.

 

Comment peut-il y avoir des aurores boréales dans un désert où la journée est une fournaise ?

Le seul moyen d'en avoir le coeur net est encore et toujours d'aller voir de l'autre côté.

Le froid grandit au fil de mon ascension, si le jour j'avais l'impression de marcher sur des braises,

La neige qui remplace le sable et le vent glacial qui se lève me font croire que je les ai rêvées.

 

Je marche le long du chemin de fer qui slalome sur la dune, éclairé par la lumière de la lune,

Il se change sous mes yeux en serpent à la peau argentée qui va rejoindre calmement son nid.

Il avale sur son passage toute forme de vie, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une,

Tout en haut de la dune, sa tête figée dans la glace garde la frontière qui conduit à un autre pays.

13 mars 2018

Le désert à l'envers : la porte de l'Été

Les arbres s'écartent pour me laisser passer et je ne vois plus dans leur tronc le visage pâle,

Je n'hésite pas un moment, je m'élance à travers la forêt dont la nuit semble être le miroir.

J'avance à l'aveugle un moment puis le sentier se met à briller, éclairé par un océan d'étoiles

Dans lequel les racines des arbres puisent la lumière qui remonte et scintille dans le noir.

 

Par moments j'ai peur d'être mort pour de bon, emporté par le Styx, le fleuve impitoyable des enfers

Mais j'entends encore les voix, celles qui m'encouragent à trouver la lumière au bout de ce tunnel :

Ne perds pas pieds, retiens ton souffle, tu y es presque, encore quelques mètres et tu verras la mer,

Une mer immense, une mer de sable peinte par la lune et le soleil ; couleurs argent, or et caramel.

 

Les voix recouvrent les cris qui voudraient s'échapper de ma bouche comme des oiseaux,

Je les retiens, je les garde bien au chaud en moi, ils pourront toujours s'envoler plus tard,

Quand tout autour de moi ne ressemblera plus à un décor de film d'horreur au mauvais scénario,

Quand tout en moi ne me donnera plus envie de m'arrêter, de tout arrêter, de me fondre dans le noir.

 

Un rayon de lumière fin comme un brin de paille apparaît, il flotte doucement dans le silence,

Telle une étincelle ailée, un petit papillon pyromane, il se promène dans une forêt d'ombres mortes

Qui le suivent et qu'il embrase sur son chemin pour y voir plus clair quand il avance,

Pour franchir les champs de bataille où la nuit est toujours reine, avec le soleil pour seule escorte.

 

J'arrive à la frontière entre la forêt et un no man's land : royaume de lumière dorée et de sable fin,

Un pas puis un plongeon droit dans le soleil, les ombres s'arrêtent pile sur la ligne où la nuit finit ;

Elles n'osent plus avancer, je vois dans leur regard qu'elles me supplient de ne pas aller plus loin,

Encore un pas, deux d'entre elles sortent de la forêt et se changent aussitôt en mini incendies.

 

Ce ne sont plus que des fleurs de charbon qui volent vers moi, des graines de nuit

Qui se plantent dans mes yeux ; je ne vois plus rien, je tombe et je dévale la pente d'une dune,

J'atterris dans un sable mouvant où je m'enfonce lentement, trop sonné pour laisser échapper un cri,

Comme Alice qui suit le lapin blanc dans son terrier à l'aveugle, je m'en remets à ma bonne fortune.

 

Je glisse dans un tunnel pendant si longtemps que je dois avoir atteint le centre de la Terre,

J'en sors par la gueule d'un serpent creusée dans une montagne qui crache des aurores boréales,

Pas d'âme qui vive, les nuages habillent des bâtiments en contrebas, transparents comme du verre,

Je marche quelques moments dans ce ciel étrange où même les étoiles se sont faites portées pâles.

 

Une porte pousse devant moi dans les nuages, des serpents entourent tout son cadre en argent,

À l'intérieur du cadre, une glace capte la blancheur du ciel, des mots écrits dessus en lettres d'or

Délivrent un message à ceux qui comme moi se jouent des frontières de l'espace et du temps,

Qui se perdent et se retrouvent à explorer les mystères peuplant les pays de la vie et de la mort :

 

La cité des morts est ici oasis, la cité des vivants est ici désert,

Le Bas est le Haut, le Haut est le Bas,

Tout ce qui était à l'endroit est à l'envers,

Tout ce qui était à l'envers est à l'endroit.

 

Le passé a toujours influencé le futur,

Le futur influencera toujours le passé,

La mort est une invention, une illusion, une imposture,

La vie est une rivière qui jamais ne peut s'assécher.

 

Pour atteindre la lumière, tu vas devoir franchir l'obscurité,

Tu vas voir la vie qui vibre dans les veines des morts,

Tu vas voir que toutes les voies mènent à l'éternité,

Tu vas voir la scène géante de l'univers et l'envers du décor.

 

La porte et le tapis de nuages où je me tenais s'évaporent,

Un trou se forme, je tombe au ralenti, porté par une main invisible,

Un manteau de plumes remplace mon corps,

Mon esprit panique mais mon coeur se sent invincible.

 

Comme une feuille qui n'est pas vraiment morte,

Je plane au-dessus d'une cité qui a dû être emportée par le diable,

Si tout ça n'est qu'un mirage, pourvu que j'en sorte,

Je ne voudrais pas que les illusions enterrent mon âme dans le sable.

 

Je me pose au milieu des ruines d'une cité balayée par le vent,

L'eau d'une fontaine s'envole au lieu de tomber sur le sol,

Il n'y a pas un endroit qui n'est pas recouvert par le sable,

Si bien que l'on dirait que la ville a poussé sur un désert :

 

Tout est à l'envers.

 

Les racines des arbres tombent des nuages,

Elles envahissent les toits, les murs, les carrefours,

Les rues brisées s'emmêlent comme un nid de vipères,

Il n'y a pas de croisées des chemins, pas de repères :

 

Tout est à l'envers.

 

Les bâtiments ont été avalés par une tempête,

On entre par les fenêtres, par les toits qui se sont envolés,

Des rayons de soleil se reposent sur les planchers,

Une plaine de sable flotte dans l'air :

 

Tout est à l'envers.

 

Le sol touche presque le ciel,

Des fissures sourient sur les murs,

Les ombres vont fondre au soleil,

Un été brûlant et sans fin a remplacé l'hiver :

 

Tout est à l'envers.

 

Je respire l'écume d'un orage qui approche,

Il fait des vagues dans l'horizon,

Je l'entends qui éclate le calme plat,

Le silence se casse dans quelques éclairs :

 

Tout est à l'envers.

 

Je marche sur les poussières du soir,

Le jour vient de se coucher,

La tête d'un phare dépasse d'une dune,

La lune éclaire le souvenir de la mer :

 

Tout est à l'envers.

 

Tout se fige peu à peu, il fait de plus en plus froid,

C'est l'heure des fantômes qui envahissent les rues,

Ils refont vivre la ville que les vivants ont perdu

Durant leur dernière vie comme rois sur terre :

 

Tout est à l'envers.

 

Il n'y a plus de règles, plus d'interdits, plus de frontières,

C'est un nouveau départ pour les gens comme moi

Qui hésitent toujours entre le jour et la nuit,

Qui n'ont jamais vraiment eu les pieds sur terre :

 

Tout est à l'envers.

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13 mars 2018

La forêt au-dessus des étoiles : la porte du Printemps

Il me faut avancer jusqu'au coeur de la forêt pour échapper aux fleurs empoisonnées,

Aux arbres de sorcières plus couverts de malédictions que de mousse,

Aux âmes damnées qui tendent leurs mains hors du marécage où elles reposent,

Aux forteresses et à leurs armées de ronces et de buissons piquants prêts à attaquer.

 

Cette forêt paraît humaine ; elle regarde et écoute tout avec un visage de vieille sage,

Elle semble être née il y a des millions d'années, bien avant l'humanité.

Certains arbres ont la taille de gratte-ciels, d'autres se perdent carrément dans les nuages,

Tout est recouvert de végétation, sauf un sentier qui serpente entre les branches et les rochers.

 

Le sentier conduit à une porte faite de troncs entremêlés et couverts de serpents de lierre,

Deux immenses amandiers en fleurs gardent l'entrée, aussi massifs que de la pierre.

Un visage blanc, de dame de la forêt se dessine dans les lianes et les branches entrelacées,

Il m'observe un moment, puis un orchestre de voix réunies en une seule se met à me parler :

 

« Bienvenue à toi, petite âme, j'en ai vu passer des comme toi, plus que je ne pourrais en compter,

Et pourtant je suis étonnée par celles comme toi qui, malgré la fatigue, veulent continuer.

Il est si facile de s'égarer à travers les longues nuits d'hiver et les soupirs de l'automne ;

Pour m'atteindre, tu aurais pu te perdre mille fois mais tu n'es pas du genre qui abandonnes.

 

Pratiquement toutes tes soeurs, tes aînées, qui se sont retrouvées où tu es aujourd'hui

Ont fini par baisser les armes, par oublier le sentier et ce qu'il y a après dans l'infini,

Elles sont venues planter leur âme ici, à la frontière entre l'ombre et la lumière,

Pour pousser dans l'infini, pour grandir et étirer leurs branches vers le coeur de l'univers.

 

Elles se sont posées contre le tronc des arbres pendant des heures, des jours,

Des semaines, des mois, des années et finalement pour toujours.

Elles ont abandonné leur enveloppe humaine et sont devenues des arbres,

Mais ne t'inquiète pas : leur coeur n'est pas devenu de marbre.

 

Elles font maintenant partie de mes fils et de mes filles,

Qui ont choisi de trouver leur place ici, dans cette grande et éternelle famille,

Plutôt que de continuer leur chemin, au-delà de mes murs protecteurs,

Vers la suite du voyage où peu d'âmes décident d'aller, par lassitude ou par peur.

 

Tu te demandes qui je suis ; sache que je vois l'espace et le temps défiler indéfiniment,

Je fais partie du Grand Tout, de l'éternellement grand et petit, de la matière divine.

Les étoiles me nourissent de leur lumière et dans la voie lactée puisent mes racines,

C'est dans l'univers que je m'étends, c'est dans mon écorce que s'écoule la nuit des temps.

 

Je colore la terre de toutes les couleurs, je suis un caméléon,

Je change de couleur en fonction du décor qui m'entoure.

Je suis le pont entre la terre et le ciel depuis toujours,

Tu me connaîs, tout le monde sait qui je suis, tout le monde connaît mon nom.

 

Je recouvre le monde et même si je m'arrête à la frontière du royaume des hommes,

J'ai toujours fait naître chez eux des histoires, des légendes qui courent encore sur moi.

Je peux être hantée ou enchantée, illuminer leur coeur ou le plonger dans l'effroi,

Je chante depuis des millénaires leur mémoire qui sont tous les échos qui résonnent

 

Dans les bois, au bord des cours d'eau, dans les montagnes et sur les vastes plaines,

Dans les oasis qui résistent au désert, dans les ruines des palais ou des simples maisons,

Dans les murs sur lesquels étaient gravés prières, récits et emblèmes,

Dans les vestiges perdus puis oubliés de centaines et centaines de civilisations.

 

Je suis la forêt qui existe sur terre et dans le ciel depuis le début des temps,

Je suis la marée qui monte et qui descend au bord des royaumes humains,

Je suis la mère qui nourrit, protège et fait grandir ses générations d'enfants,

Je suis l'air que les hommes respirent, le souffle qui les fait avancer vers leur destin.

 

Si un jour je venais à disparaître, si je brûlais ou si j'étais recouverte de glace,

Il ne faudrait pas longtemps avant que les hommes ne subissent le même sort.

Ils pourraient essayer de s'enfuir vers d'autres planètes, coloniser l'espace,

Après s'être rendus compte que c'est insensé d'avoir pillé leur seul vrai trésor.

 

Mais la vie ne serait pas la même là-haut, elle ne serait pas celle qui vous a été donnée,

Elle ne serait pas porteuse des promesses que tous vos ancêtres vous ont transmis,

Elle n'aurait pas le goût des choses que votre âme a choisi de vivre là où vous êtes nés,

Elle ne serait pas plus qu'une fuite vers l'inconnu, un exil maquillé, un dangereux pari.

 

Je sens que tu comprends tout ça : tu sais ce qui se passerait si un jour je disparaissais,

Tu sais que je serais une tempête instantanée qui dévasterait tout sur son passage,

Tu sais que je serais incontrôlable, que ce ne serait pas une question de cruauté ou de pitié,

Tu sais que la vie continuerait mais sans les hommes, que ce serait la terre d'un nouvel âge.

 

J'ai encore besoin d'êtres comme toi sur terre, mon enfant, pour essayer quelque chose de nouveau,

Je sens que tu veux continuer, que tu veux renaître comme la nature le fait à chaque printemps.

Vaet franchis l'ultime porte, va voir ma soeur de l'été qui garde le passage entre le Bas et le Haut,

Elle sondera ton âme, en ouvrira les fenêtres pour y faire entrer la lumière et la légèreté du vent. »

 

Sur ces mots, le vent se lève, il fait danser et chanter les arbres en caressant leurs feuilles

J'entends d'abord des échos lointains, une courte brise chargée de millions d'années de souvenirs,

Puis des millions de voix, de vies qui peuplèrent un jour notre monde murmurent à mes oreilles :

« Ce serait dommage de rester planté là sur le seuil, ami, quand ton voyage a encore tant à t'offrir. »

13 mars 2018

Le marais des chimères : la porte de l'Automne

Pourquoi suis-je toujours trempé

Par des flaques de fantômes ?

Ils ont fauché mon teint de vivant,

Se déguisent-ils aussi avec des rêves ?

 

Les frontières du royaume de l'hiver

Sortent du brouillard et se dressent devant moi,

Pas rideau de fer mais plutôt muraille de glace,

Bâtie sous une chaîne de montagnes qui fait écran au soleil.

 

La lumière du jour n'est pas la bienvenue au coeur de la nuit ;

Pas même un rayon de soleil aussi fin qu'un brin de paille

Ne pourrait franchir les ombres qui lui font rempart, prêtes à tout

Pour l'empêcher d'atteindre la vallée et d'y faire germer l'été.

 

J'arrive devant la seule porte que j'ai aperçue à travers le blizzard,

Une porte de glace dont la couleur est moins sombre que le reste,

Un pont-levis qui s'abaisse sûrement rarement pour atteindre la lumière ;

Aucune sentinelle autour mais une inscription est gravée au-dessus :

 

« Si ton coeur n'est pas encore de glace, tu n'as pas ici ta place,

Si ta peau n'a pas encore pris l'apparence de la roche,

Si dans tes veines coule encore du sang au lieu de flots de neige,

Pars d'ici, aussi loin que possible, vers le pays des lumières. »

 

Sur ces mots, la porte s'ouvre dans un craquement d'arbre millénaire,

J'entre dans un tunnel de glace long de plusieurs mètres,

J'avance vers la lumière comme dans les récits mythologiques,

Puis le tunnel laisse place à un pont qui mène à d'autres terres,

Sur lesquelles je vais poursuivre mon odysée de revenant.

 

Je marche sur le pont, j'entends derrière moi une immense explosion,

En me retournant, l'île a laissé place à un immense cratère ;

Elle s'est désintégrée en une poignée de secondes,

Comme un sac de farine que l'on aurait jetté par-terre

Pour éclabousser la mer, pour nourrir l'écume.

 

En quelques secondes, l'air marin a une odeur sucrée-salée,

Un mélange de souffre, de sucre, de vapeur d'eau et de neige ;

On pourrait croire que quelqu'un prépare une tarte aux vagues.

En quelques secondes, un nuage géant de sucre glace envahit le ciel

Et saupoudre le sol de millions de flocons artificiels.

 

En quelques secondes, le ciel devient fantomatique,

Porté disparu, il vient de plonger en piqué dans la mer

Pour brouiller les radars et se reposer dans l'ombre.

En quelques secondes, un goût d'apocalypse manquée dans ma bouche,

Une peur suivie d'un soulagement de ne pas m'être évaporé avec lui.

 

Au bout du pont se dessine un autre pays qui ne respire pas encore la vie ;

Le royaume de l'hiver laisse place à celui de l'automne ;

Après plusieurs kilomètres, loin de la muraille de la glace,

Le sol se dégèle, la neige fond partout et se change en grands lacs.

 

Les lacs s'entremêlent par dizaines jusqu'à l'horizon tels des lacets ;

Ils se rejoignent au loin, prisonniers d'un cratère où ils forment un marais.

Une immense forêt a poussé à côté, elle a dû rayonner autrefois

Mais elle semble avoir terminé depuis longtemps son âge d'or.

 

Tout est un amas de ruines vaguement vertes et envahies

Par une foule de feuilles mortes qui les étouffent.

Tout a l'air d'être devenu un puits aux peines perdues,

Je vois des centaines d'ombres perdues qui paradent

 

Dans un pays de chimères.

 

Ma peau a la couleur de la pluie

Des gouttes de temps perlent dessus.

Je porte un collier de perles poreuses

Qui tombent sous mes pas puis s'évaporent

 

Dans un pays de poussières.

 

Pourquoi suis-je toujours trempé

Par des flaques de fantômes ?

Ils ont fauché mon teint de vivant,

Se déguisent-ils aussi avec des rêves ?

 

Comme un planeur qui s'écrase dans une jungle

Et qui a survécu à un crash, me voilà explorateur.

Mon enveloppe humaine n'est plus qu'un placard

Dans lequel se déchirent mes sentiments et mes pensées.

 

Je cherche à nouveau une porte de sortie pour me sortir de là,

Pour déserter ce pays qui a des allures de grand cimetière.

J'enrage de valser avec la solitude comme par le passé,

Quand j'étais déjà entouré de fantômes, quand je devais tracer ma route

 

Dans un pays sans lumières.

 

Des oiseaux blancs volent au-dessus de la plaine où j'avance,

De loin on dirait des pages qui se sont échappées d'un livre.

Mon corps se change en plume et l'encre de mes yeux coule sur le sol,

Les gouttes forment des flèches qui vont vers la forêt.

 

Je suis comme un personnage prisonnier d'une histoire

Qui s'écrit au fur et à mesure de mon chemin.

Je ne sais pas si le dénouement est déjà décidé,

J'aimerais avoir mon mot à dire dans l'histoire.

 

J'ai lu un jour que les mots dits avec le coeur sont des pétales de son âme,

Qui se plantent dans nos parts d'ombre pour y faire germer des fleurs.

Mes doigts plongent dans mon crâne pour ouvrir la cage aux mots fous,

Pour que mes souvenirs et mes rêves puissent semer des graines


Dans un pays
où tout est à refaire.

13 mars 2018

L'île blanche perdue au milieu de l'océan noir : la porte de l'Hiver

Le décor de la chambre d'hôpital disparaît aussi vite qu'un rêve à mon réveil,

Je suis allongé dans un lit fait d'ombres, soudain elles s'éveillent,

Elles dansent autour de moi, sur une scène découpée dans les nuages.

Mon esprit nage dans l'éther, je ne me souviens pas comment je suis arrivé là,

Comme sorti d'une nuit d'ivresse qui n'en finit pas.

 

Je suis parachuté à l'aveugle au-dessus d'une île flottante fortifiée au milieu d'un océan noir,

Je ne vois rien d'autre autour de moi qu'un épais brouillard qui n'invite pas au nirvana.

Je sens que je me rapproche du sol quand le décor change ; je surfe au-dessus des cimes,

Des branches d'arbres percent le voile brumeux pour effleurer le ciel,

Elles encerclent un dôme glacé derrière lequel se dessine un royaume de neige à perte de vue.

 

À mon approche, le dôme s'ouvre comme une fenêtre vers un autre monde,

Il se met à neiger dans mes pensées qui s'endorment doucement à cause du froid,

Il faut que je reste encore éveillé pour l'atterrissage ou c'en est fini de moi ;

Je dois slalomer à travers les arbres qui sont des lances gelées pointées vers les cieux

Et qui transperceraient aisément un intru étourdi ou inconscient.

 

À peine arrivé, la neige recouvre peu à peu tout à l'intérieur de mon corps ;

Elle l'envahit et le colonise tel un insecte aux milliers de pattes blanches,

Elle déploie son long manteau qui lui sert de carapace quand elle atteint le coeur

Pour recouvrir les quelques parcelles de mes pensées qui lui résistaient

Et qui refusaient de souffler sur la flamme qui m'animait encore.

 

Maintenant tout est blanc et étrangement calme autour de moi et sur moi ;

Ma peau se met à blanchir et devient translucide comme du cristal,

Mes veines sont des ruisseaux dans lesquels s'écoule un sang froid,

Mes yeux pâlissent pour prendre la couleur d'un grand lac gelé

Qui se trouve en plein milieu de l'île où campe une armée d'ombres.

 

Avec ma peau qui capte désormais la lumière ambiante et mes yeux bleu-clair,

J'ai le sentiment de me fondre parfaitement dans la masse de glace ;

J'ai pris mon camouflage de fantôme pour l'hiver, pour passer inaperçu,

Plus personne ne me regarde de travers comme si j'étais un étranger ;

Je suis devenu un sujet du royaume, une ombre parmi les autres.

 

Mis à part le lac, les arbres encerclant le dôme de glace

Et quelques dunes de neige balayées par le souvenir du vent,

Seules fantaisies apparemment autorisées dans ce paysage lunaire,

Tout est si calme que l'on dirait que le temps lui-même a gelé sur place ;

C'était sûrement un désert où régnait l'été avant de se faire détrôner par l'hiver.

 

Je reste planté plusieurs heures sans savoir quoi faire dans le brouillard,

Je pense d'abord délirer et sûrement sortir d'un autre cauchemar

Dans lequel je serais allé trop loin, où je serais resté trop longtemps,

Au point de semer dans mes pas toute notion de l'espace et du temps.

 

Tout est désespérément vide et silencieux jusqu'à l'horizon,

Pas la moindre palpitation de vie pour briser le silence, ni le moindre rayon de soleil.

Un volcan a pris la place des nuages dans le ciel et il en tombe d'immenses flocons,

Le sol ressemble à une avalanche de neige qui a englouti toute une ville dans son sommeil.

 

Tout est noir, froid, silencieux dans cet immense paysage blafard,

Une eau sombre, une végétation moisie et un épais brouillard

Tout rappelle sans mentir le parfait décor de la mort,

Seul un phare sert de lueur d'espoir et crache des rayons aux reflets d'or.

 

J'ai l'impression de faire partie du tableau d'un naufrage

Mais ce n'est pas celui d'un bateau, c'est bien le mien,

Je suis apparemment le seul rescapé dans les parages,

J'ai reçu une deuxième chance, peut-être de la part du destin.

 

À défaut de savoir à qui je dois ce retour sur la terre ferme,

L'île commence à ressembler à un étau qui se referme ;

Elle prend peu à peu des airs d'antichambre de l'enfer,

Je n'ai pas d'autre choix que de me diriger vers la lumière.

Je n'en reviens pas vraiment d'être devenu un revenant,

Mais un revenant doit bien revenir pour une raison.

Là tout de suite, j'ignore totalement le pourquoi du comment,

J'imagine que je dois trouver une réponse, mon passage n'est qu'une transition.

 

J'ai déjà quelques indices pour me guider dans la brume ;

Ma vie d'avant s'était consumée aussi vite qu'une cigarette que l'on fume.

Ironiquement, je prends maintenant le temps de vivre alors que je suis mort,

J'avance sans ne plus avoir peur d'un mauvais coup du sort.

 

Je n'ai pas le sentiment de devoir hanter quelqu'un encore en vie,

Ma mort n'a pas été le fruit du coup bas d'un ennemi ;

J'ai choisi de partir moi-même, j'ai choisi de boire le verre de nuit,

De trinquer avec la mort comme si elle était une vieille amie.

 

J'ai plutôt l'impression de devoir délivrer un message

À quelqu'un qui serait assez fou ou assez sage

Pour m'écouter sans avoir peur, sans qu'il succombe

Face à mon allure de luciole fatiguée, ma pâleur d'outre-tombe.

 

Je ne sais pas encore ce que je suis censé dire à cette personne,

Je sens que c'est important, c'est un poids sur mes épaules ;

Mon âme ne pèse plus quelques grammes mais au moins une tonne,

Il faut que je trouve cet inconnu si je veux qu'elle s'envole.

 

Je me sens tel Atlas qui porte le poids du monde depuis toujours,

J'ai l'impression que dans mon cas il est encore plus lourd,

Comme si je portais sur moi le monde des morts et celui des vivants

Et je sais que je ne m'en sortirai pas en traînant.

13 mars 2018

La dérive

Je me réveille dans un sursaut, mes poumons vibrent comme un accordéon frénétique,

Mes yeux sont recouverts par une épaisse couche de neige, mes cils sont des stalactites,

Mes bras et mes jambes suspendus en l'air par des sangles se déssèchent vite,

Allongé sur un lit, je me sens tel un épouvantail planté sur la glace de l'antarctique.

 

Qui est-ce que je suis censé effrayer avec mon air de fantôme congelé ?

Ma famille et mes amis, en plus des autres patients et du personnel médical ?

Pourquoi les fils plantés dans ma peau qui distillent en moi un espoir léthal ?

Pourquoi la respiration artificielle quand chaque bouffée d'air me fait mal ?

 

Pourquoi la machine qui joue mécaniquement la partition des battements de mon coeur ?

Pourquoi cette pensée qui grandit et qui me paralyse que me trouver là est une terrible erreur ?

Si j'avais voulu effrayer quelqu'un, je ne me serais pas caché pour boire tout mon malheur.

Est-ce le poison qui n'était pas assez fort pour m'envoyer de l'autre côté ?

 

Mon corps est aussi froid qu'une nuit dans le désert et étrangement j'ai le sentiment d'être là,

Au milieu d'un désert où il n'y a rien d'autre que le bruit du vent et le ciel qui s'éteint.

Le silence m'enveloppe, les pulsations de mon rythme cardiaque deviennent des échos lointains,

Je suis un navire en pleine dérive, une avalanche d'ombres me fait chavirer dans un coma.

 

La lumière qui enveloppait toute la pièce devient de plus en plus pâle,

Elle ne passe presque plus à travers les persiennes de mes yeux.

Le bateau prend l'eau, des sanglots coulent sur mon visage, je me noie lentement parmi eux,

Mon corps reçoit une dernière dose d'amertume, de quoi couler dans une nuit abysalle.

Les battements de mon coeur s'arrêtent et une sirène stridante s'élève soudain dans le soir,

Plus de lumière pour me guider dans le noir, plus de main tendue pour refaire surface.

Les cris du médecin sont déjà lointains, je sombre dans le vide, là où mon âme n'a pas sa place,

Comme dans ce corps cassé, dans cette chambre d'hôpital où la mort repeind tout en noir.

Des flots de larmes coulent le long de mes joues, mon âme se glisse en elles pour prendre le large,

Elle profite de la marée haute avant que la vie s'évapore et que mon corps devienne un désert.

Elle vogue jusqu'au bord de la fenêtre, sans faire de vagues, si légère qu'elle flotte sur la mer,

Dans un dernier regard, elle dit adieu à son vaisseau qui ne la suivra pas jusqu'à l'autre rivage.

 

13 mars 2018

L'orage de chambre

Je me réveille trempé de flammes,

Encore assommé par la fièvre,

De l'écume au bord des lèvres,

Du charbon au bord des yeux,

Des cendres dans les cheveux,

Une frayeur au bord du drame.

 

Des braises de la veille

Crépitent encore dans le lit

Puis s'éteignent sans espoir de repli.

Quelques étincelles font de la résistance,

Une dernière danse

Dans l'incendie qui a embrasé mon sommeil.

 

J'essaie de retrouver le fil de mes pensées,

Des vagues nagent entre les plis du drap,

Une méduse me pique à travers le matelas.

Un flot de souvenirs me matraque,

Et des éclairs craquent

Dans l'ampoule de la lampe de chevet.

 

Je me souviens :

Hier soir, j'ai mis feu à la mer.

 

J'ai craqué une allumette,

Je l'ai jetée sur le plancher,

Sur une bouteille de vodka brisée.

J'ai fermé les yeux pour ne pas voir

Une explosion, une marée noire,

Un orage de pétrole, une nuit sans squelette.

 

Plus rien.

Les murs de la chambre sont gonflés,

L'eau est montée pendant la nuit,

Elle a tout emporté sans un bruit.

La peinture des murs est une peau morte sur le sol.

À travers les vapeurs d'alcool,

Je regarde mes fantasmes partir en fumée.

 

Plus rien.

 

Un raz de marée a balayé ma tranquillité,

Je suis un voyageur qui cherche son chemin,

Je suis un passager clandestin,

Qui se cache dans son propre corps.

Avec une boussole qui n'indique pas le nord,

Je dérive doucement vers l'éternité.

 

Je me souviens :

Hier soir, j'ai mis feu à mes rêves.

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Le chat et la lune
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